Les « faiseurs d’opinion » ont changé
51% des internautes mondiaux disent qu’ils utilisent les réseaux sociaux comme une source d’information (12% en font même leur principale source d’information[1]). Et ils sont 28% chez les 18-24 ans, tranche d’âge qui considère la télévision aujourd’hui comme secondaire dans l’accès à l’information.
Dans un monde où Facebook compte 1,71 milliards d’utilisateurs actifs par mois, 1 milliard pour YouTube, 500 millions pour Instagram ou encore 313 millions pour Twitter, on entrevoit bien à quel point les médias traditionnels sont dominés et continueront à être dépassés par ce raz-de-marée de l’instantanéité et de la viralité. Ces deux caractéristiques qui permettent de distinguer clairement les médias d’hier, qui prenaient le temps d’écrire et de réfléchir, des réseaux sociaux où le fait de dégainer l’information le premier est presqu’aussi important que l’information en tant que telle.
Dans ce contexte, on peut se poser la question du rôle de « faiseur d’opinion » de Facebook et de ses confrères. Et surtout ce que la substitution des médias anciens par ce nouvel ordre médiatique entraîne comme conséquences alors même que les utilisateurs sont souvent bien trop peu informés sur les usages et leurs conséquences (ce que les anglo-saxons appellent très justement la media literacy).
De petits groupes à l’influence considérable
Que les réseaux sociaux supplantent les médias traditionnels n’a, en tant que tel, rien de choquant ni de révoltant, d’autant qu’ils possèdent également un certain nombre d’avantages et de bénéfices pour les utilisateurs, que ce soit la rapidité d’information ou la liberté d’expression qu’ils offrent. Mais il y a depuis longtemps quelque chose de gênant dans la rapidité de propagation et la béatitude de la société devant les réseaux sociaux. Car les discussions sans fin sur les vidéos de petits chats sont une chose, tout comme la mainmise des GAFA sur les données personnelles de milliards de personnes. Mais qu’adviendrait-il si finalement la puissance de ces acteurs était utilisée (presque) à leur insu ?
Un récent article de Rue89[2] illustrait parfaitement cette réalité déjà malheureusement bien ancrée. Cet article, initialement un billet du blog Affordance.info d’Olivier Ertzscheid, raconte comment un groupuscule d’extrême droite aurait réussi à détourner l’algorithme de filtrage de contenu de Facebook pour faire retirer le témoignage d’une victime de violence policière lors d’une manifestation contre la loi travail. En effet, en déclarant ce contenu comme ne respectant pas les standards communautaires, un petit groupe d’individus organisé aurait réalisé une Attaque Massive en Déni d’Opinion (ou DDoO, voir la définition des attaques par DDoS[3] pour comprendre le parallèle avec les pratiques de certains hackers) et à faire retirer automatiquement le post par l’algorithme (algorithme qui se base principalement sur le nombre et la fréquence de ce type de déclarations).
Cela pose des questions de fond premièrement quant à la transparence de Facebook et de ses confrères sur les traitements algorithmiques et par voie de conséquence quant à la volonté, philosophique voire politique, de ces acteurs, qui doivent par ailleurs répondre comme toute entreprise à des pressions de leurs actionnaires.
Deuxièmement, ce type d’agissement permet de montrer qu’il est possible de mener une vraie censure en contournant le fonctionnement des plateformes ce qui constitue une attaque grave à l’un des fondements de nos démocraties. Il est ainsi loin le temps où l’on pouvait sourire à la lecture du dernier cas de Google bombing (ancêtres des DDoO) ou de vandalisme virtuel[4]…
La naissance de réseaux de « désinformation sociale » …
Au-delà des DDoO menées par des groupes organisés de taille plutôt réduite, on peut également se poser la question des mouvements de masse qui découlent de ce type d’action ou plus largement de l’utilisation des réseaux sociaux. Et l’identification comme « mot de l’année » par le dictionnaire Oxford de post-truth suite notamment toujours à l’élection de Trump, mais aussi au Brexit, est révélateur de ce qui est en train de se jouer sur la toile. Ce terme fait référence « à la primauté de l’émotionnel sur l’objectivité des faits pour modeler l’opinion publique »[5]. Il illustre parfaitement le manque de confiance persistant et même grandissant de la population, et des utilisateurs des réseaux sociaux, en particulier vis-à-vis des médias classiques et des politiques. Mis en parallèle avec le phénomène d’« illusion de la majorité »[6] des réseaux sociaux, qui transforme un cas ou une situation rare voire exceptionnelle en quelque chose de commun, on peut rapidement aboutir à un glissement du social network vers le disinformation network, ce qui est d’autant plus préoccupant qu’il est instantané et difficilement contrôlable comme nous l’avons vu avec le cas des DDoO. Cela fait même dire au site d’information The Verge que Trump est en train de faire de Twitter une machine de désinformation[7]d’Etat maintenant qu’il est élu. On pourra toutefois se poser la question de la responsabilité des utilisateurs vis-à-vis du recul qu’ils pourraient prendre par rapport aux propos outranciers qu’a pu tenir le candidat et maintenant le président Trump[8]…
… et un effacement des frontières entre réel et virtuel
On peut continuer à chercher ce qui modèlera demain l’opinion publique sur les réseaux sociaux. Car le jeu de l’influence ne fait sans doute que commencer avec cette nouvelle arme que représente Facebook, Twitter et les autres. Mais peut-être que le plus important à observer est l’effacement des frontières entre réel et virtuel. Prenons l’exemple des objets connectés et de l’intelligence artificielle avec Google Home, Cortana (Home Hub de Microsoft) ou le dernier Hub Robot de LG présenté au CES de Las Vegas. Ces outils, qui devraient être présents, dans un avenir proche, dans tous les foyers disposant d’une connexion internet, sont en train de se structurer et d’engranger les compétences nécessaires à leur permettre, demain, de prendre les décisions de base qui vous simplifieront la vie : commander de la lessive car votre stock est épuisé, décommander un rendez-vous chez le coiffeur car vous êtes malade, etc.
Mais qu’en sera-t-il des décisions plus profondes et « existentielles » ? Ne devons-nous pas être préoccupés par la capacité de manipulation, ou plutôt d’influence (restons positifs car la technologie offre de magnifiques opportunités !) d’un outil qui nous sélectionnera les articles ou les posts LinkedIn à lire pendant le petit-déjeuner ou nous optimisera notre agenda et proposera les « bonnes » personnes à rencontrer ? Et il ne s’agit pas d’une simple lubie de quelques technophiles ou geeks, ces innovations d’aujourd’hui feront partie de notre quotidien demain. On voit bien ici qu’en matière d’influence, les frontières s’effacent et qu’il est sans doute plus pertinent d’élargir le périmètre d’observation et de vigilance à l’ensemble de l’écosystème numérique.
Des risques significatifs de perdre nos acquis sociétaux et notre capacité à répondre aux enjeux de demain
Ces nouveaux médias sont en même temps une formidable occasion pour les ONG d’être plus visibles et d’avoir plus de poids dans l’opinion. Il n’y a qu’à voir les dernières campagnes de L214 pour se rendre compte que l’association surfe largement sur la post-truth… Mais en même temps nous devons rester vigilants car les risques « d’euphémisation du réel » sont bien présents dans notre société de plus en plus sujette à la peur et à la défiance. Nous devons rester vigilants car ce que nous pouvons penser comme acquis pourrait ne plus l’être demain. C’est le cas du changement climatique aux Etats-Unis par exemple dont l’origine anthropique et la rapidité ont été remis en cause par le candidat Trump, avec l’influence que nous pouvons imaginer sur ses 16,9 millions de followers et même bien au-delà avec la couverture médiatique dont il bénéficie. Et nous pourrions élargir la réflexion aux droits de l’homme, au bien-être animal, au droit à l’avortement (cf. le délit d’entrave à l’avortement et la loi voté par l’Assemblée Nationale le 1er décembre 2016[9]), à l’accueil des réfugiés, et bien d’autres encore.
Il est intéressant de voir que les lobbyistes ne sont sans doute plus les personnes que la société civile et les plus militants doivent combattre. Car avec le pragmatisme qui les caractérisent, ils passent encore la majorité de leur temps à séduire les politiques dans les arrières cours de l’Assemblée Nationale ou de la Commission Européenne alors que le terrain de jeu de l’influence a changé et est aujourd’hui bien plus vaste.
L’influence des réseaux sociaux et des outils créés par les grands acteurs du numérique pourrait remettre en cause de grands acquis sociétaux de nos démocraties et notre capacité à répondre aux défis de demain en permettant le déni de situations et constats pourtant bien réels. Ils constituent, si aucune vigilance n’est mise en place en matière d’usages, de formidables machines pour nourrir l’immobilisme et le conservatisme alors qu’une transition doit s’enclencher.
Pour une vraie éducation au numérique et le développement d’un militantisme digital en faveur du bien commun
Comme de plus en plus de signaux nous le montrent (ampleur croissante des catastrophes naturelles, manque d’eau chronique dans différentes régions du monde, conflits pour l’accès aux ressources naturelles, accroissement du nombre de cancers ou de personnes en situation d’obésité, montée des nationalismes, etc.), une transition vers une société plus sobre, plus respectueuse et pourquoi pas plus heureuse doit s’enclencher. Certains acteurs y travaillent déjà mais on se rend bien compte à travers ce qui a été dit précédemment que les réseaux sociaux et les outils numériques sont absolument clés pour engager et assurer le rôle de catalyseur de cette transition. Il ne s’agit surtout pas d’aller contre le développement du numérique et de la connectivité, mais de veiller à ce qu’ils n’aliènent pas les utilisateurs (et donc les citoyens) et ne les dépossèdent pas de leur raison et de leur sens critique.
C’est pourquoi il semble nécessaire de militer pour une vraie éducation au numérique qui va bien au-delà de l’apprentissage des usages du web et des bonnes pratiques en matière de protection des données personnelles. Il faut favoriser la prise de recul permanente vis-à-vis de « l’algocratie » qui se dessine, développer le sens critique par rapport à la post-truth, à l’euphémisation du réel, au déni d’opinion et tous les autres concepts et approches qui nous sont encore inconnus. C’est pourquoi, même si un encadrement des pratiques des grands acteurs du numérique reste impératif et inéluctable, le véritable enjeu porte sur les comportements des utilisateurs, car ce sont eux qui doivent avoir les clés de l’opinion et les clés pour engager la transition. Cela afin de rééquilibrer le pouvoir discrétionnaire des plateformes et autres pouvoirs du monde numérique. Car au fond, ce que montre le cas du déni d’opinion, c’est que Facebook ne maîtrisent pas tout, qu’il n’est pas tout puissant. Il existe un espace vaste pour que le militantisme digital se déploie. Dans tout ce qu’il peut avoir de positif. Certaines ONG, nous l’avons vu, ont commencé à le faire, mais nous pouvons tous, à notre niveau de simple citoyen, continuer à prendre le temps de lire des articles de fond, à prendre du recul par rapport aux mouvements de l’opinion suite au dernier post de Trump et à agir sur la toile pour contrecarrer ces dynamiques de désinformation et tirer profit de la richesse des réseaux et des échanges offerts par la « Toile ».- Thomas Busuttil, Directeur Général conseil RSE et Innovation